Intervention de Patricia LE COAT KREISSIG – Séminaire d’été de l’ALI – Août 2018

Juriste de métier et écrivain de nom, Daniel Paul Schreber savait que durant ces sept ans passés dans des soins psychiatriques fermés, le monde « rationnel et instruit » dans lequel il vivait, le monde de sa folie, ce qu’il appelait son système de folie et que nous traduisons avec la structure paranoïaque, « Wahnsystem » méritait d’être connu et compris. Il savait que le travail qu’il menait jusqu’au bout, l’écriture de ses mémoires allait constituer un lègue précieux et sans précédent.

Dans ses « Denkwürdigkeiten eines Nervenkranken », « les mémorables mémoires d’un malade de nerfs », il parle à partir de deux épisodes « dépressifs et paralysants ». La grandeur de ses pensées, l’authenticité de son vécu, l’émergence régulière de craintes et d’angoisses sur ce fond coloré et très imagé participent à la mise en place d’un tableau clinique exceptionnellement riche qu’il nous confie. Nous avons, grâce à son génie d’écrivain, accès à un document d’une valeur rare. Orienté par l’intérêt que Freud portait à ce livre, Lacan en a extrait une lecture de ce que nous nommons avec lui une structure, une structure psychique en reflet à la structure du langage, du signifiant et de son rapport à la signification. Durant cette période de 1884 jusqu’à 1903, Schreber parle : de la révélation de sa mission, de la nécessité de créer un nouveau monde, un nouveau rapport au monde, à l’homme et à la femme, à l’union du Un avec l’Autre, à l’univers de Schreber. La « Grundsprache » en forme la trame et Schreber, là, nous enseigne. Il nous apprend à décrypter, à lire ce qu’il sait sur le rapport …du 1 au corps, à la jouissance et à la lettre.

Pourquoi Freud a-t-il attendu si longtemps avant de publier – en 1911, année du décès de Schreber – son article sur le cas Schreber „Psychoanalytische Bemerkungen über einen autobiographisch beschriebenen Fall von Paranoïa (Dementia Paranoïdes) “ ? N’a-t-il donc jamais tenté de rencontrer Schreber de son vivant ? Nous savons que Schreber connaissait l’existence de Freud. Quoi qu’il en soit, le cas Schreber allait influencer ses travaux sur l’inconscient. Quand quatre années plus tard, Freud publie son article sur l’inconscient, il nomme la psychose en tant qu’effondrement de la gouvernance du conscient. L’absence de toute contradiction (la certitude), la flexibilité des représentations (la prédominance de l’imaginaire dans le champ du réel), l’absence d’une temporalité et le remplacement d’une réalité externe par une réalité psychique (l’existence du réel à la place de la réalité), voilà – dit Freud – ce qui relève de l’inconscient. Freud nous tend ainsi la main contenant…ce que Schreber savait.

 » Widerspruchslosigkeit, Primärvorgang (Beweglichkeit der Besetzungen), Zeitlosigkeit und Ersetzung der äußeren Realität durch die psychische sind die Charaktere, die wir an zum System Ubw gehörigen Vorgängen zu finden erwarten dürfen « .

Et Lacan, fidèle lecteur de Freud, entend là l’embarras de Freud qui s’exprime dans la distinction de ladite « paranoïa » de Schreber et de ce qui ouvre au champ des schizophrénies : la paraphrénie. Envisageons l’ensemble avec la notion de structure, structure freudienne, structure lacanienne, structure paranoïaque.

Le côté paranoïde du délire de Daniel Paul Schreber n’empêche pas l’existence d’une certaine forme d’équilibre, qui permet à Schreber d’écrire ce dont il témoigne. Les détails de ses voyages, ses observations aussi perspicaces que soupçonneuses des événements de la vie quotidienne donnent à son écriture cet aspect critique et sérieux qu’il revendique avec ses mémoires. Comment cela est-il possible ?

Le séminaire que Lacan animera de 1955 à 1956 constitue une lecture Autre du texte de Schreber en langue allemande. Lacan traduit lui-même au fur et à mesure des séances, dans le souci d’en extraire toute la chaîne signifiante, le matériel signifiant du texte et de cette fameuse langue fondamentale qui parcourt tout l’ensemble. Die Grundsprache. Une langue ainsi nommée par Schreber qui se base sur l’accolage de mots, sur l’union de mots dans une parfaite égalité entre eux, sans espace libre, sans adresse ni signification, hors loi grammaticale, une langue enfin libre qui parle de Schreber à Schreber.

Que traduire de cette « novlangue » Schreberienne si ce n’est : l’inconscient est structuré comme un langage ? Lacan en dira : « Nous traduisons Freud et nous disons, cet inconscient c’est un langage » et nous rappelle le texte de Freud de 1910 « Über den Gegensinn der Urworte ». „Sur le sens contraire des mots premiers“ qui reprend l’affirmation de la Verneinung, il n’y a pas de négation dans le rêve. Le réel à l’état pur, ne connaît pas le contraire, il ne donne pas accès à l’altérité.

Schreber créea la Grundsprache. La langue fondamentale, élémentaire.
C’est par cette porte du symbolique que nous allons accéder à la relation de l’homme Schreber à son propre corps, aux jouissances du corps ou des corps Schréberiens. Sur ce symbolique s’appuie un imaginaire en extension, c’est ce que Schreber nous confie.

L’ensemble, le corps, corpus ainsi construit, tel ou tel point de ce corps pris dans les mailles langagières et imaginaires permet de situer « une zone érogène », cette zone qui traduit directement le rapport de l’homme à sa jouissance et au manque. Le rapport de l’homme à l’Autre, inconscient. Cette zone, chez Schreber, ne connaît pas la limite, n’est pas délimitée mais subit progressivement une extension jusqu’à l’ultime moment d’éclosion et de fusion à la fois.

Nous devons la finesse de notre approche clinique – la naissance de la topologie – à Schreber et à la lecture « non dupe » de Lacan de son texte.

À partir des « Mémoires d’un névropathe » en appui sur le « stade du miroir » et ses travaux précédents sur le Moi, Lacan, nous propose le schéma L, qui se veut une première approche topologique de ce qui nous mènera petit à petit aux nœuds et aux tresses, à une réflexion sur les différentes structures cliniques à l’aide de quelques ficelles.

Quatre lettres constituent l’enjeu du schéma L : Le Sujet de la parole, la place de l’altérité : le grand Autre, le petit a et le petit a’, le je et le moi. Ce qui nous est ainsi enseigné concerne tout rapport du sujet à la parole et au langage, à ce lieu d’où le sujet reçoit son message. Rappelons nous : le point pivot (disait Lacan) dans la fonction de la parole est la subjectivité de l’Autre, le fait que l’Autre soit capable de feindre et de mentir tout comme le sujet lui-même. La certitude n’est alors pas au rendez-vous là où le sujet reçoit son message de l’Autre sous une forme inversée.

Quant à Schreber, tout au long de sa vie, il restera lui-même son propre tiers, capable de nous livrer un témoignage « vraiment objectivé », de la manière dont il se sent manipulé, vidé, transformé, parlé, jacassé. Ce n’est ni la bande moebienne, ni l’objet chu qui le commande. Les voix lui viennent du dehors, de l’autre côté d’une bande biface ! Décidemment, Schreber, nous apprend beaucoup sur ce qu’est une structure.

La grande force de son écriture siège dans la tentative de notre président d’établir une véritable théorie de sa maladie dite « nerveuse », Nervenkrankheit en allemand.

Geisteskrank ou Nervenkrank … Il avait le choix. Ce sont deux modalités différentes de parler de la pathologie psychique. Schreber a choisi de se nommer « Nervenkrank », malade des nerfs. Que fait-il de la distinction entre nerfs et l’esprit ? Schreber répond.

Sa théorie, sa foncière vérité, est tramée non pas avec des fils, mais avec des nerfs ce qui donne à ce travail l’allure d’une véritable œuvre de science fiction. L’esprit relève du registre du divin.

L’esprit et le corps font Un.… Divin-Homme, Schreber.

Un peu averti, nous pouvons nous interroger. Que fait-il, Schreber, de ce qui habituellement est conçu comme un bord, un orifice bordant le corps, et représenté par la voix, le regard, le sein, et les fécès ? Schreber, toujours prêt à nous répondre, en parle dans ses « Mémoires ». Il en parle avec une telle indifférenciation, que ces objets perdent toute leur particularité, qui siège dans l’habituel rapport du sujet à la sexualité. Chez Schreber ces objets participent tels les autres au processus de transformation subie l’intermédiaire des nerfs divin, au processus féminisant. Schreber en devenant femme ne se constituera pas femme en tant que pas-homme, radicalement Autre, mais femme comme homme, indifféremment.

Au démarrage s’impose à lui le terme « assassinat d’âme ». Der Seelenmord. Un mot qui occupe une place initiale pour le délire et pour la conception que Schreber aura de la nouvelle transformation du monde. Il dira de ce phénomène qu’il lui restera énigmatique. L’âme en tant que représentant de la partie inaccessible du psychisme, soit l’inconscient freudien assassiné, mort – comme le disent nos jeunes aujourd’hui. Absent, hors référence ?

Ce « Seelenmord » véhicule un signifiant, un mot, qui dans ce contexte ne renvoie à aucun autre, est laissé en suspens, seul. Un phénomène élémentaire, effacement d’un signifiant à la place d’un autre à travers d’une expérience affective, imaginaire en ouvrant sur le réel d’un délire en formation et soutenu par la certitude qui donne « ce relief essentiel » à ce phénomène.

Notons à part que le mot Seelenmord n’est pas un néologisme. Dans la bulle XXVII du pape Innocence IV (1252) est écrit : « Iatrones et homicidas animarum, et fures Sacramentorum Dei et fidei christianae » … (des envahisseurs et des Meurtriers d’âme et voleurs des sacrements de dieu et de la croyance chrétienne …)

Le chapitre III des « Denkwürdigkeiten, des nobles ou préstigieuses pensées » contient la promesse d’un travail éclairant sur les relations familiales de Schreber. Si nous attendions impatiemment d’y trouver un éclairage du « Seelenmord », de ce qui a tant porté atteinte à l’âme, et à la relation fondamentale à une instance Autre, curieux de lire ce qu’il pourrait nous dire de ses relations au père, nous affrontons un chapitre qui n’a pas été écrit. Il est tombé au « Wegfall », comme le dit Schreber lui-même, omission, tombé ailleurs. Wegfall, un autre mot pour dire la forclusion ?

Et Schreber de manière ingénieuse parvient à partir de là, à construire, certes de manière délirante, une conception Une, nouvelle et unique de la relation, relation sexuelle.

La relation, c’est à partir de celle, essentielle qu’il a à Dieu, en se situant correspondant féminin de Dieu de manière à ce qu’en somme tout soit compréhensible et arrangé … tout s’arrangera pour tout le monde grâce à une mission salvatrice qu’il exercera dès lors.

Lacan nous dira que « Tout sera arrangé dans cette réconciliation ».

« Die Versöhnung », un mot allemand qui conjugue le préfixe ‘’ver’’ avec le mot ‘’fils’’ … le devenir fils autrement, un ratage et…cette réconciliation qu’il a non pas avec le père, le « nom-du-père » mais avec lui-même, d’une étrange manière.

Cette Versöhnung, « réconciliation » qui le situe comme femme de Dieu.

Schreber tomba malade à plusieurs reprises. Chaque hospitalisation répond à un moment particulier de sa vie mais toutes relèvent de la révélation à Daniel Paul Schreber d’un impossible accès à ce qui fait écho à la fonction paternelle. Seelenmord.

Que ceci soit associé à sa réalité conjugale, à la défaite qu’il subit lors de sa candidature au Reichstag ou à la nomination, en tant que président à la cour d’appel de Dresde à tout impossible, Schreber substitue un possible, une ouverture qui lui donne accès à un nouveau monde, à la création divine d’un monde Tout Schreberien.

Dans cette ouverture se situe son seul accès à la figure masculine, à l’autorité et la fonction paternelle mais aussi le véritable révélateur du lien auquel nous nous intéressons, celui qui lie structure psychique et langage. Reprenons cette énigme : « l’inconscient est structuré comme un langage » et entendons Schreber parler de sa relation à cette Autre, scène de l’inconscient.

D’emblée dans son délire, ce sont des personnages masculins et de préférence de l’entourage médical, Flechsig en premier, qui s’y situent. Lacan le souligne ainsi.

Flechsig, c’est d’abord est un nom, le nom du père du médecin. Et le rapport de Daniel Paul Schreber au nom du père est, en effet particulier. Un nom, pour lui, c’est d’abord un mot comme tous les autres. En y réfléchissant, il écrit : « L’homme se nomme Schneider », …c’est ainsi ! Mais ceci ne suffit pas. Les nerfs de notre patient en restent alertés : la question concerne le nom et Schreber tente de nous donner une réponse : « il s’appelle Schneider parce que son père s’appelait Schneider aussi. » Tout s’arrête là. Tout pointe là. Schreber s’en aperçoit et pose la question : « Pourquoi l’être humain a-t-il introduit la nomination ? Pourquoi y a-t-il des formes différentes de cette nomination dans les différents peuples, à des temps différents, concernant des liens différents ? » Mais dans son langage les mots ne tentent pas de s’épuiser dans le renvoi à une autre signification. Tout s’arrête comme si quelque chose n’avait pas eu lieu, n’avait pas été arrimé…S1, un signifiant qui s’arrête et se replie sur lui-même, n’ouvre pas à une histoire, à un tissage en appui sur un point de départ… 0

S1 ouvre au grand univers …dans lequel il n’y a pas de différence entre S1 et S2 …Le signifiant maître et le savoir ne constituent que Un.

Si Flechsig est alors un nom comme un autre, d’apparence détaché de la question des origines, « flechsig » est un signifiant qui ne renvoie à aucun autre signifiant.

Habituellement pourtant en langue allemande cela signifie caoutchouteux, parcouru de fibres. Schreber va l’élever au rang des mots (de la Grundsprache) qui sont directement en lien avec les miracles qui parcourent son corps. Pour Daniel Paul Schreber « flechsig » et le miracle des nerfs, c’est une même et unique chose. Les fibres nerveuses sont fibreuses : Flechsig.

Il est évident, que le premier médecin qu’il rencontra, Paul Flechsig va jouer un rôle primordial dans le conflit qui s’installe petit à petit dans le réel en extension du corps de notre patient.

Tout démarre, un beau matin, dans un état intermédiaire entre le sommeil et la veille avec, « l’idée que ce serait très beau d’être une femme subissant l’accouplement », une idée que, s’il avait eu sa pleine conscience, il aurait repoussée avec la plus grande indignation.

Femme pour Schreber renvoie au corps de femme. Au Réel d’un corps habité de fibres sensuelles qui assurent l’accès à une jouissance Autre, que Schreber nomme « la volupté féminine », la jouissance féminine dans un corps en évolution, en transformation en attente de l’enfantement, de la création.

Ceci donne à « Flechsig » toute son importance. En tant que personne il n’a guère d’impact. Il est un signifiant et le rapport que Schreber entretient avec lui, l’ambiguïté et l’hostilité qui caractérisent son rapport à lui, parlent de ce qu’il vit en tant que transformation, en tant qu’accomplissement au sein de son propre corps. Les fibres nerveuses qui parcourent son corps le rendent sensible à « Flechsig », aux nerfs qui relèvent de deux qualités : d’un côté elles apportent la « félicité », la Seligkeit, en ce qui concerne les fibres féminines, de l’autre elles convoquent la « Wollust », la volupté, du côté homme. C’est cette volupté qui est le représentant d’une jouissance masculine.

Depuis son plus jeune âge, Schreber sait :

Il sait que « L’être humain est un être double qui consiste dans l’union merveilleuse d’une nature spirituelle et d’une nature charnelle » „Der Mensch ist ein Doppelwesen, bestehend aus einer wunderbaren Vereinigung einer geistigen und einer leiblichen Natur“.

C’est écrit ainsi dans les « Gymnastiques de chambre », paru en 1893, écrit par Moritz Schreber. Moritz est alors un grand médecin reconnu et honoré, effectuant des grands travaux à l’aide de ses deux fils. ’’Ärztliche Zimmergymnastik ‘’ – la traduction française n’est pas tout à fait exacte, vous l’entendez, c’est de la gymnastique (nudité) médicale de chambre, le bon et médical guide d’une gymnastique… le livre n’est pas inintéressant….même de nos jours !!!

Daniel Paul, c’est sûr, connaissait bien les travaux du père.

C’est l’union de la volupté « Wollust » la jouissance charnelle à la félicité, la jouissance Autre, « Seligkeit », de nature spirituelle, l’union du côté homme et femme, corps et âme, que dieu exige ainsi de lui, Daniel Paul Schreber ! Divin et Créateur Schreber. Inutile de souligner que ceci fait sens, jouis-sens de la création d’un nouveau monde…

Homme et femme à la fois, il arrive durant un délicieux moment à jouir de toutes les jouissances à la fois de manière indifférenciée. L’inconscient à ciel ouvert égale toutes les jouissances dans l’union de tous les signifiants, l’un avec l’autre en parfaite égalité, tous enfin libérés de leurs contraintes, des règles grammaticales et d’usage. L’inconscient parle la novlangue de Schreber, la langue fondamentale « Grundsprache » !!! Des mots qui s’unissent librement et forment Un, Un hors sens, hors lois, enfin libre.

Il en va de soi que Schreber se trouve ainsi protégé de tout effet de ce que nous appelons communément la castration symbolique. Un exemple se trouve dans son insistance quant au terme allemand « Einen Vogel haben », ce qui signifie être fou. Schreber n’a de cesse de parler des oiseaux, des âmes des oiseaux, des différentes sortes des oiseaux, des chants des oiseaux, des dieux déguisés en oiseaux et des voix d’oiseaux mais il n’accorde pas le signifiant « oiseau » avec sa signification : folie. En langue allemande comme en langue française l’oiseau possède d’ailleurs également une signification sexuelle, c’est ce qu’il nous apprend.

Il me paraît difficile d’ignorer le rapport entre cette Grundsprache et la langue Lingua Tertii Imperii, une langue, qui n’obéit à aucune loi communément admise, aucune loi référencée à un ancêtre commun, fondateur et garant des lois. Il s’agit d’une nouvelle langue basée sur une nouvelle loi… Quand Schreber dans l’élan de son délire de grandeur dit « Il m’a donné des lumières qui ne sont rarement donnés aux mortels », ces lumières, si elles avaient pu éclairer les uns et les autres … si nous avions su entendre ce que Schreber nous apprend, le lire … à temps…

Mais les non-dupes errent.