Auteur : Anne de Fouquet – Guillot.

(journées sur « Le trinitaire »,à Poitiers, les 11 et 12 décembre 2004)

C’ est à quelques tours et détours du côté de l’ Océanie que je vous convie aujourd’hui, afin de réfléchir sur ce phénomène follement exotique à première vue que l’on nomme le totémisme.

Le totémisme constitue un inépuisable et merveilleux sujet de discorde dans l’histoire de l’anthropologie, les différences de définition et d’interprétation ayant abondamment fleuri depuis les années 1900. Lévi- Strauss, dans son ouvrage « le totémisme aujourd’hui », considère le totémisme comme une conséquence logique des lois de l’esprit humain et du langage.

Très brièvement, et donc avec les inconvénients de l’approximation, nous considérerons le totémisme comme spécifique des sociétés tribales divisées en clans, et dans lesquelles un clan est dit descendre d’une entité totémique ( animale, végétale ou autre, par exemple phénomène naturel). Ce totem est généralement, mais pas toujours, transmis par filiation, le plus souvent matrilinéaire, mais parfois patrilinéaire. S’y associent un certain nombre de prohibitions, c’est à dire d’interdits, en particulier sexuelles et matrimoniales ( interdiction des relations sexuelles et du mariage entre personnes de même totem ), mais aussi de nourriture (interdiction de consommer le totem), de chasse, de contact etc. Dans certaines sociétés il existe des rituels totémiques destinés à favoriser l’ action ou la croissance du totem, et à s’attirer sa bienveillance, tout en l’honorant. La transgression de la loi consécutive au totémisme entraîne généralement comme conséquence maladies et mort. L’exogamie, c’est à dire l’obligation de se marier avec une personne étrangère à son clan d’une manière déterminée par la place de chacun dans la structure de la parenté ( exogamie clanique) accompagne le totémisme, mais elle peut aussi exister sans lui. L’ exogamie totémique est en général la règle, surtout dans les totémismes matrilinéaires.

Le mot totem vient de l’indien ojibwa ( langue algonkine, Amérique septentrionale) : ototeman, ce qui signifie : « il est de ma parentèle », désignant la parenté entre celui qui parle et un germain homme ou femme , groupe exogame dans le niveau de génération du sujet.

Il existe différentes sortes de totémismes :

  1. Social : soit clanique, avec trois possibilités de transmission :

    • matrilinéaire: la lignée maternelle transmet le flux de vie, la chair, il existe une identification charnelle, dit Lévi- Strauss, clan- totem. On note l’importance de l’oncle maternel, frère de la mère, dont certaines parties du corps sont, chez les Kanaq, sacrées car réceptacles du totem.

    • patrilinéaire = patrilocale :le lieu d’origine du clan du père détermine la transmission puisque le lien avec le totem s’établit par l’intermédiaire des sites totémiques situés sur le territoire patrilocal. Dans ces deux systèmes, il existe un totem principal et des totems secondaires.

    • conceptionnel :

  1. soit les individus sont du totem correspondant au lieu où ils ont été supposés conçus par l’effet des gênes présents dans ce lieu, (c’est la parole de la mère qui l’indique, et il se trouve que l’enfant est toujours du totem correspondant à l’ordre clanique) ou bien à leur lieu de naissance, 
  2. soit dans le totémisme de rêve, le totem de l’enfant est révélé à la mère en rêve lorsqu’ elle ressent les premiers signes de grossesse , et là encore le totem sera conforme à l’ordre clanique. Dans ces deux cas, le totem de l’enfant peut être différent de celui de ses parents.
  3. soit sexuel : les personnes d’un même sexe possèdent le même totem, par exemple les totems masculin et féminin seront des oiseaux, ou bien des plantes.
  4. soit de moitié, de section, de sous-sections : la succession des générations entraîne l’appartenance à des subdivisions claniques correspondantes : ex : un homme sera de la même section que le père de son père et aura donc le même totem. La relation au totem est ici mythique.

Voici donc les principales formes de totémisme social.

  1. Ensuite, le totémisme individuel : repose sur la relation particulière entre le sorcier et une espèce animale.

  1. Ensuite, le totémisme cultuel, c’est à dire religieux : soit patrilinéaire, soit conceptionnel.

Enfin, le totémisme de rêve est soit social comme nous l’avons déjà vu, soit individuel.

Tout ceci est extrêmement varié, contradictoire, on peut trouver toutes sortes d’exceptions (pas d’exogamie, ou pas de notion d’ancêtres, ou encore pas de prohibitions de chasse…), de contre- exemples…Lévi- Strauss considère d’ ailleurs que l’on devrait parler de totémismes au pluriel.

Très brièvement, les différents totems sont :

Soit animaux : tout animal ( terrestre, aquatique, aérien), y compris les plus modestes, et aussi des animaux imaginaires, ou encore des animaux ayant disparu de certaines tribus.

Soit végétaux : là encore, extrêmement variés, des végétaux cultivés ou sauvages Soit des phénomènes naturels : tonnerre, tourbillon du vent, bulles d’air remontant dans l’eau, rivière, ruisseau …

Soit atypiques : cadavre, objets manufacturés telle une corde, cuir, maladie, rire…
Aucune valeur utilitaire particulière ne peut être retrouvée. 

Pour Lévi- Strauss, reprenant les travaux de Radcliffe-Brown, les deux mécanismes en jeu dans le totémisme sont l’identification et la métaphore.

La métaphore : il n’y a pas de relation de contiguïté entre l’humain et le totem, le totem ne devient tel qu’à la condition d’être d’abord éloigné. L’affirmation souvent retrouvée selon laquelle le totem est l’ancêtre du clan doit n’avoir aucun caractère de réalité: il s’agit d’une filiation posée d’emblée comme nominale et métaphorique. Dans les sociétés où un animal est réellement considéré comme l’ancêtre du clan, il n’y a jamais de totémisme . De surcroît, la relation au totem est masquée en ceci que l’ entité totémique est parfois désignée d’un nom différent de celui de l’entité réelle, si bien que l’appellation clanique ne suscite pas, normalement, d’association zoologique ou botanique dans la conscience indigène.

L’identification ne doit pas être cherchée du côté de ce qui serait une nature propre du totem, mais dans les associations qu’il évoque pour l’esprit en tant qu’ appartenant à un système (végétal ou animal) qui partage avec l’espèce humaine la caractéristique d’appartenir au monde vivant, et en tant qu’il s’agit d’une méthode de dénomination différentielle. C’est très simple : soit une espèce animale x et une autre y, dit Lévi-Strauss. Soit un clan a et un clan b.

Dans le totémisme, il y a homologie entre d’une part les écarts différentiels entre les espèces x et y (par exemple entre le faucon chasseur de viande et la corneille voleuse de viande, qui ont comme point d’identification avec l’espèce humaine d’être des mangeurs de viande et qui diffèrent entre eux dans leur manière de s’approprier la viande), et les écarts différentiels entre les clans a et b , qui, eux aussi mangeurs de viande, sont cependant différents l’un de l’autre. C’est-à-dire qu’il ne s’agit nullement d’une ressemblance entre animaux et humains, par exemple, mais qu’il y a entre animaux d’une part et humains d’autre part des différences qui se ressemblent. Les animaux diffèrent entre eux parce qu’ils relèvent d’espèces distinctes dont chacune a une apparence physique et un genre de vie qui lui sont propres. Les hommes diffèrent entre eux parce qu’ils sont répartis entre des segments de la société occupant chacun une position particulière dans la structure sociale. La ressemblance s’établit entre ces deux systèmes de différences.

Faisons maintenant un tour du côté de chez Freud dont « Totem et tabou » a le don de déclencher l’ire de Lévi-Strauss à l’égard de Freud. Freud met en relation les tabous liés au totémisme avec la conduite des patients phobiques à l’égard de l’objet phobogène, et conclut à une « analogie » entre le totem et ce que représente l’objet phobogène, à savoir le père. Proposant l’idée du meurtre du père de la horde primitive par les fils, il estime que le sentiment de culpabilité des fils après ce meurtre a engendré les deux tabous fondamentaux du totémisme (exogamie et interdiction de consommer le totem) qui pour cette raison, dit-il, devaient se confondre avec les deux désirs réprimés du complexe d’Œdipe. On peut comprendre que cette historisation à visée universelle du mythe oedipien puisse chatouiller désagréablement un anthropologue, mais Freud est le premier à penser le totémisme en relation avec la subjectivité humaine supposant ainsi des lois universelles du psychisme alors que nombres d’anthropologues ont longtemps considéré le totémisme comme une preuve de ce qui serait une totale différence, voire une incompatibilité entre la pensée des primitifs et celle des hommes civilisés qu’ils se flattent de représenter. Il situe d’emblée la question du totem du côté du phallus, par l’intermédiaire du père, puisque Lacan considérera plus tard l’objet phobogène comme une imaginarisation du phallus. Il serait cependant hâtif d’en conclure que le totem équivaut strictement à l’objet phobogène.

Il convient de préciser que le totem diffère du fétiche en ceci que dans le totémisme n’importe quel élément de l’espèce totémique vaut : il vaut comme représentant du signifiant totémique, et non dans sa singularité. Dans le cas du fétiche, c’est l’inverse : tel animal particulier est fétiche en tant que tel, à l’exclusion des autres. Par ailleurs, le totémisme diffère du culte des ancêtres avec lequel il coexiste volontiers, culte des ancêtres qui honore la mémoire des morts perçus comme une instance constituée d’une succession de figures que nous nommerions paternelles, support identificatoire, instance liée à la parole, à la fois jugeante et modèle, capable d’aider comme de châtier, souvent conçue comme participant du domaine des dieux, dans laquelle nous pourrions entendre jouer une modalité d’idéal du moi et d’Autre paternel.

Enfin, le totémisme n’est pas une religion. Là encore, il peut coexister avec un système religieux polythéiste, mais le totémisme se dissout généralement au contact des dieux, note Leenhardt. Il y a dans le totem une dimension paradoxale : il s’agit à la fois d’une instance sacrée, inatteignable, terrible, potentiellement mortelle et dans le même temps, d’une instance qui est dans un rapport d’intimité, de familiarité avec l’être humain. Le rapport de l’homme au totem, diffère de celui entretenu avec les dieux, et la langue kanak rend très bien cette sorte de lien intime entre l’humain et son totem. Il existe chez les Kanak, deux sortes de possessifs, dans lesquelles la formule pronominale choisie explicite le mode de possession et la situation de l’objet : dans le premier, la forme de possessif semble impliquer une séparation entre le possédé et le possédant. Par exemple, « mon père » se traduirait chez nous par «père de moi», et cette forme concerne également les dieux, puisque « mon dieu » se traduirait par « dieu de moi », « ma vie propre » par « vie de moi », « ma parole » par parole de moi, « mes entrailles » par « entrailles de moi ». Ceci concerne les viscères, les pensées, donc également des choses très intimes, que nous percevons comme intérieures..

Dans l’autre forme , le possédé semble faire partie intégrante du possédant, semble accolé à lui, je dirais plutôt qu’il s’agit de faire un avec lui, ou de le spécifier d’une manière réduite à sa plus simple expression : une ligne, un trait.

Ceci concerne

1 – tout ce qui situe dans le clan maternel, ma mère : « mère moi »,

2 – ce qui situe dans le mythe ( le totémisme est une mythologie de l’origine) ; mon totem : « totem moi »,

3 – tout ce qui caractérise la physionomie (tête, face, nez, port ) ,

4 – les noms qui dessinent ou marquent les traits (parties du corps, os longs, le gréement de la pirogue, les branches et le tronc de l’arbre),

5 – les noms qui singularisent et caractérisent l’individualité (les ornements personnels tels les plumes, pour l’arbre la fleur et le fruit ), enfin

6- tout ce qui peut être substitut de l’homme : ma descendance, qui se dit « vie moi », les effigies, et le foie ( puisque qu’on l’arrachait pour le porter à l’autel lors des sacrifices en tant que substitut de l’homme).

Dans cette classe, Leenhardt reconnaît ce qui, dit-il, « trait ou rapport, singularise l’objet (y compris humain) observé ou le corps, ou se trouve avec lui dans un rapport de substitut ».  Je trouve ce mot : « trait » particulièrement heureux, car ce qui me semble caractériser certains éléments de cette classe, c’est de pouvoir fonctionner comme trait unaire, or si le totem fait trait unaire, il va marquer les membres du clan, ses descendants métaphoriques, d’un un commun, par ce un il les définit, ce qui n’est pas le cas du dieu qui est dans un autre style de rapport avec ses croyants, du moins il ne me semble pas que le propre des dieux soit de faire trait unaire.

Il y a donc là quelque chose d’une intériorisation, d’une relation intime avec ce signifiant qui me définit, une identification signifiante, dont Leenhardt nous donne plusieurs exemples. Un jour, un enseignant demande à un jeune homme dont le totem est le requin : « Si je dis requin ? » « Tu me dis moi », répond son élève. Et encore, écrit-il au sujet d’une jeune fille qui, interpellée sans discrétion par le nom de son totem, manifeste une extrême confusion: « Son nom, le nom le plus sacré qu’elle garde au fond d’elle-même est le nom du totem, de la vie duquel elle procède , dont elle est la propre vie ; on l’a donc appelée par son vrai nom,…».

D’autre part, le totem, c’est le sexe même, en tant qu’il procède du domaine de la transmission de la vie, et on ne nomme pas le sexe, qui ne se dit qu’en tant que pure possession : « le sien ». La dégénérescence du totémisme a entraîné une modification de l’utilisation du nom totémique, qui est devenu un équivalent sexuel obscène dans une représentation imagée du sexe anatomique. Selon la manière dont il est prononcé, ce signifiant totémique est empreint de respect et définit quelqu’un, ou bien, dit sans respect, provoque la confusion de qui se voit ainsi dévoilé.

Que pourrions-nous alors dire du totémisme et des sociétés totémiques ? Nous pourrions dire qu’analytiquement, le signifiant totémique crée de la différence, il troue : dans ce qui pourrait faire globalité, totalité, complétude, à savoir la tribu, il va diviser, différencier, il va faire rupture, introduire une solution de continuité synchronique et diachronique, établissant ainsi un ordre qui ne tient que de lui-même, et ne peut en aucun cas être référé à ce qui serait une nécessité naturelle, ou une ressemblance avec la nature.

Je suis totem lézard, par exemple. Qu’est-ce que cela signifie ? Nullement que je doive, ressemblant à ce sympathique animal, passer mes journées à me prélasser tranquillement allongée sur le tronc d’un cocotier bercé par les alizés. Ni que je doive porter des vêtements de la couleur et de la texture de la peau de mon totem, par exemple. Cela situe ma place dans la succession des générations ainsi que par rapport à mes alter ego de même génération, tout en déterminant ma place dans le jeu des échanges matrimoniaux , c’est à dire m’inscrit dans une filiation et me soumet à un ordre symbolique. Dans le même temps, ce signifiant totémique interdit et autorise , définissant les modalités acceptables de jouissance sexuelle et d’alliance matrimoniale : il me sera interdit d’avoir des relations sexuelles et d’épouser un cousin germain de même totem dans les totémismes matrilinéaires et licite d’épouser un cousin germain totem requin, par exemple.. Par ailleurs, un certain nombre de devoirs rituels ou d’autres interdits m’incomberont éventuellement.

Nous ne sommes donc pas dans une question de ressemblance ou de dissemblance, ni dans celle d’une simple nomination. Le totem marque dans certaines sociétés la différence sexuelle (totémisme sexuel) mais même dans les autres formes de totémisme, il ne fait pas fi de la différence sexuelle, puisque c’est à un sexe, à l’exclusion de l’autre qu’est dévolue la transmission du totem. Cette dimension symbolique du totémisme se retrouve fort bien dans l’anecdote rapportée par Lévi-Strauss : comme un anthropologue s’étonnait de l’absence du caribou, animal totémique chez les Ojibwa, sur leur territoire, un Indien lui répondit : « mais ce n’est qu’ un nom ». C’est à dire qu’il n’y a pas besoin qu’il existe réellement, tangiblement pour fonctionner. Un des traits spécifiques du totem est son caractère sacré : son nom se prononce à voix basse, respectueusement. On peut penser que les tabous qui y seraient liés, (certains anthropologues contestent d’ailleurs fortement ce qui serait une spécificité tabou-totem car on retrouve des sociétés sans totémisme caractérisées par de puissants tabous, comme la société maorie, par exemple) viendraient de la puissance supposée à cette instance, mais de manière non spécifique : des tabous extrêmement puissants s’appliquent également à l’égard de certains membres de la parentés indépendamment de l’appartenance totémique, à l’égard du chef , des morts. … Il y a du nom et il y a de la puissance, potentiellement mortelle, puisque la transgression des interdits entraîne maladies variées et /ou mort, en tant que conséquence de la perturbation de l’ordre qu’il instaure.

Donc le totem en tant qu’ancêtre métaphorique du clan, que signifiant de l’origine , et aussi de ce qui règle la jouissance, tout ceci nous amène au phallus et au nom du père. On pourrait dire alors, non pas : « père, c’est un signifiant », mais dans ces société où ce n’est pas le mythe oedipien qui régit l’accès au désir et à la jouissance : «totem, c’est un signifiant, c’est un signifiant porteur de la fonction phallique ». Et ce signifiant fait un, un totem ce n’est pas divisé, il vaut comme un pour tous ceux inclus dans le système totémique, il fait un pour tous ceux qui s’identifient à lui. Il est à la fois Autre, le signifiant de l’origine première, Autre et inaccessible, cette instance sacrée dont tout procède, et dans le même temps, c’est de sa vie à lui que je procède, c’est sa vie que je transmets, il y a lien entre lui et moi, il est à la fois Autre et intime.

Je voudrais relever ceci : la fonction paternelle telle que nous la connaissons ne fonctionne pas dans la société kanak traditionnelle, ce qui ne veut évidemment pas dire qu’il n’y ait pas de pères, ni qu’ils n’aiment pas leurs enfants, ni que les hommes ne valent pas par eux-mêmes. Il ne s’agit pas de cela. Mais la place du père comme un, Autre paternel, mari de la mère venant inscrire un nom, son nom, père, au lieu de son désir à elle, donc dans son rapport à la mère et aux enfants ne se pose pas ainsi. Nous ne sommes pas du tout dans une formulation oedipienne, les légendes parlent souvent de rivalités fraternelles, ou oncle maternel / neveu, c’est à dire également beau-père / gendre, mais pas père / fils, et mettent fréquemment en scène deux frères ou deux sœurs. Le père vaut en tant que «fils assurant la continuité clanique», à lui est dévolu tout ce qui touche à la terre (la faire fructifier, l’agrandir), à la valeur, à la bravoure, aux guerres etc . Dans le domaine du pouvoir, la chefferie se transmet de manière androcentrique, par les lignées masculines / paternelles, il s’agit là évidemment de la transmission d’un ordre phallique ; le chef est d’ailleurs appelé « grand fils » ou bien « paxani », c’est à dire « les générations », il est le fils aîné du groupe fraternel clanique, et n’est jamais désigné par la métaphore « père » qui vaut facilement chez nous, comme par exemple dans « père de la nation, père d’un projet » etc. Ici seule compte la succession masculine en droite ligne (les femmes viennent d’autres clans, elles sont étrangères) puisque les hommes d’un clan sont toujours originaires du territoire clanique, c’est la parenté paternelle qui constitue le clan.

Ecoutons ce que nous apprend le mythe de la création des humains aux Iles Salomon. « Aux Iles Salomon, un serpent, le grand dieu, vivait sous terre. Il s’aperçut, aux origines, que son frère, seul sur la surface du sol, vivait et cultivait mal. Il lui donna pour l’ aider le feu d’abord, puis un enfant mâle. Mais l’enfant ignorait aussi bien les arts agricoles que domestiques. Le dieu serpent alors créa la femme, seule compétente en tous ces domaines. »

On retrouve ici ces structures duelles : deux mondes (celui des dieux et celui des vivants), et deux frères. Les liens de parenté essentiels sont d’ une part la fraternité, d’autre part l’avunculat. On a d’un côté une lignée masculine dans laquelle la vie est donnée à l’ enfant par son oncle, pas par son père.

De l’autre côté, la femme vient ensuite, ailleurs, dans une place étrangère à cette lignée masculine, à côté en quelque sorte, en parallèle, et c’est l’enfant qui la précède, qui l’ introduit, elle n’est pas dans un rapport direct, rapproché à l’homme. Dans notre culture, l’homme et la femme auraient été créés puis ils auraient engendré un enfant, par exemple. Alors qu‘ ici on ne retrouve pas cette structure familiale triangulaire.

Ce qui est prévalent, c’est d’une part, la dimension de la fraternité, d’ailleurs ses enfants utilisent le même nom pour désigner leur père et les frères de celui-ci , et aucun vocable ne spécifie le père en tant que tel en langue houaïlou, alors que si un même vocable désigne la mère et ses sœurs, il existe également un vocable désignant la mère dans sa spécificité. D’ autre part, pour désigner ce que nous nommerions « un fils et son père », on emploie le vocable « duanoro », en langue houaïlou, que nous traduirions par «entité unissant la génération montante et celle qui descend », n’ isolant pas la paternité. Les choses se passent comme si c’étaient les ancêtres, donc ce que sont devenus les pères/ fils une fois qu’ ils sont morts, d’une part, et le totem, qui valaient comme instances phalliques sur le mode correspondant pour nous à l’instance paternelle, en sachant que les pères morts descendent alternativement de ce totem puisque le clan paternel descend d’un même totem. C’est au nom du totem que sont prescrits les interdits sexuels et matrimoniaux, c’est de son irritation devant leur transgression que proviennent maladies et morts.

Il existe, chez les Kanak par exemple, des pierres de virilité à la forme parfaitement évocatrice, auxquelles les guerriers venaient frotter leurs sagaies avant de partir au combat, s’assurant ainsi les vertus viriles nécessaires à ce style d’ exercice. Ceci est tout à fait différent de ce qui est en jeu avec le totem.

Le totem n’est pas pure représentation imagée du phallus. Mais il n’est pas non plus délié de tout effet représentatif et imaginaire, bien au contraire. Quels sont les effets imaginaires dans le totémisme ? D’abord, même si le signifiant totémique joue dans sa dimension symbolique, il n’en reste pas moins que végétaux, animaux, phénomènes naturels sont également d’emblée pris dans une imaginarisation, l’instance est donc formalisable, représentable, on n’est pas dans le nom pur. Donc d’emblée, le totémisme joue aussi dans la dimension imaginaire. Dans ce style de sociétés, l’univers est défini, pris dans un système de nomination et de signification concernant aussi bien animaux, végétaux, minéraux , phénomènes naturels, etc. Telle pierre, telle montagne, telle source, tel groupe de rochers sont sacrés car habitat de tel totem, telle herbe est sacrée car elle est soit totem, soit nourriture favorite de tel totem, des autels sont érigés ici et là pour le totem, telle partie de la case est lieu de séjour du totem, donc tout se trouve ordonné, pourvu d’ un sens, pris dans un ordre consistant, l’espace est habité de ces noms et de ces fonctions, il ne semble pas y avoir de place pour ce qui serait absence d’ordre, vacuité, il existe tout un réseau de représentations où les formes s’entrelacent avec les noms dans un maillage conjoignant humains, animaux , végétaux et dont le centre se trouve être le totem… Ainsi que l’exprime poétiquement Leenhardt : « il est le point qui palpite, et qui marque la vie dans la masse inerte de la nature. »

Existe-t-il des phobies dans un tel système ?

La littérature permet de retrouver des cas d’épilepsies, d’hystéries, de psychoses, de dépressions. Nulle part n’est décrit ce que nous pourrions reconnaître comme phobie, alors soit cela n’a pas été répertorié dans un syndrome reconnaissable pour nous, soit la consistance phallique est telle que la phobie ne s’avère pas nécessaire. Il me semble qu’à ce style de fonctionnement s’applique particulièrement bien la phrase de Lacan : « le phallus, c’est ce qui donne corps à l’imaginaire ».